CHAPITRE III

Debout dans le confortable petit salon, Sir Basil Moidore fixait durement Monk. Il était pâle, mais ne cillait pas. La stupéfaction mêlée d’incrédulité qu’il affichait ne lui avait rien fait perdre de sa dignité.

— Je vous demande pardon ?

— Je disais que personne n’est entré chez vous par effraction lundi soir, monsieur, répéta le policier. La rue a été bien surveillée toute la nuit, des deux côtés…

— Et par qui, voulez-vous me le dire ? coupa Sir Basil.

Son regard menaçant restait rivé sur Monk. L’inspecteur sentit la colère sourdre en lui. Il ne tolérait pas de voir sa parole mise en doute. Cela revenait pour lui à se faire taxer d’incompétence. Il dissimula son irritation au prix d’un considérable effort.

— Par le policier qui faisait sa ronde dans votre quartier, monsieur, par l’un de vos voisins qui est resté éveillé la moitié de la nuit au chevet de sa femme malade, par le médecin qu’il a fait appeler, ainsi que par un grand nombre de cochers et de valets de pied en livrée qui attendaient que leurs maîtres quittent la réception qui se donnait à l’angle de Chandos Street.

Il préférait passer sous silence la présence de Chinese Paddy. Moidore, à coup sûr, verrait ce témoignage d’un très mauvais œil.

— Dans ce cas, l’assassin est arrivé par les écuries, rétorqua son interlocuteur avec humeur. Cela me semble clair !

— Vos palefreniers et votre cocher dorment juste au-dessus des écuries, monsieur, expliqua Monk. Un individu qui escaladerait la maison par là ne pourrait traverser ce toit sans alerter au moins les chevaux. Et puis, cela impliquerait de passer par-dessus le toit de la maison et de redescendre par la façade de l’autre côté. C’est pratiquement irréalisable, sauf pour un alpiniste expérimenté équipé de cordes et de tout son matériel. Il…

— Ce n’est pas le moment de plaisanter, coupa Basil. Je vois bien ce que vous voulez dire. Dans ce cas, il a dû monter par la façade entre deux patrouilles de votre policier. Il n’existe pas d’autre explication. Je vois mal comment il aurait pu se cacher toute la soirée dans la maison ! Et je ne pense pas non plus qu’il ait attendu le réveil des domestiques pour quitter les lieux au petit matin.

Cette fois, Monk n’avait plus le choix : il devait mentionner Chinese Paddy.

— Je suis désolé, mais ce n’est pas possible non plus. Nous avons recueilli le témoignage d’un cambrioleur qui était posté dans Harley Street et qui a épié votre rue toute la nuit en guettant le moment propice pour s’introduire dans une maison. L’occasion ne s’est jamais présentée, pour la bonne raison qu’il y avait toujours quelqu’un dans la rue. Il se serait fait repérer à coup sûr. Mais il est resté posté là en observation sans interruption de onze heures à quatre heures du matin, ce qui couvre l’horaire probable de la mort. Je suis désolé.

Sir Basil le considéra un court instant bouche bée, visiblement abasourdi.

— Pour l’amour du ciel, mais pourquoi ne l’avez-vous pas arrêté ? hurla-t-il soudain, le visage déformé par la colère. C’est notre homme, c’est évident ! Il reconnaît lui-même être cambrioleur ! Que voulez-vous de plus ? Il est entré ici et la pauvre Octavia l’a entendu… et il l’a tuée ! Qu’avez-vous donc à rester ici comme un imbécile !

Monk se sentit saisi d’une fureur d’autant plus violente qu’elle ne pouvait s’exprimer. Laisser libre cours aux paroles insultantes qui lui venaient aux lèvres revenait à signer sa lettre de démission. Runcorn, qui n’attendait qu’une occasion pour se débarrasser de lui, serait trop heureux de trouver enfin une bonne raison pour le faire !

— Parce qu’il dit la vérité, répondit-il en maîtrisant sa voix. Sa version a été confirmée par Mr. Bentley, son médecin et une bonne qui n’avait aucun intérêt dans notre affaire et aucune idée de ce qu’impliquait son témoignage.

Il avait fourni l’explication sans regarder son interlocuteur, de crainte que ce dernier ne lise la colère qui l’habitait. Toutefois, la soumission qu’évoquait sa propre attitude lui faisait horreur.

— Le cambrioleur, poursuivit-il, n’est pas passé dans la rue. Il n’a volé personne pour la bonne raison qu’il n’en a pas eu l’opportunité, et il peut le prouver. Croyez-moi, monsieur, je préférerais moi aussi que les choses soient aussi simples ! Nous serions ravis de pouvoir résoudre l’affaire aussi vite et bien !

— Mais alors, si personne n’est entré par effraction, et personne ne s’est dissimulé ici, vous créez une situation impossible… à moins que vous ne vouliez insinuer que…

Sir Basil s’interrompit. Il était livide. Lentement, un effroi très concret vint remplacer l’irritation et l’impatience sur son visage.

— C’est bien cela ?… interrogea-t-il enfin dans un souffle.

— Oui, Sir Moidore, répondit Monk.

— Mais c’est…

Sir Basil ne put terminer sa phrase. Il demeura silencieux quelques secondes, plongé dans une intense réflexion. Puis il releva la tête, comme s’il était parvenu à une conclusion qu’il ne pouvait plus éluder.

— Je vois, reprit-il. Je suis incapable d’imaginer la moindre raison à cela, mais il faut regarder l’inévitable en face. L’éventualité me paraît grotesque et je continue de croire que vous finirez par trouver une faille à votre raisonnement ou que vos preuves sont moins solides que vous ne le prétendez. Mais en attendant, il nous faut prendre votre hypothèse en compte. De quoi allez-vous avoir besoin ? Je puis vous assurer que notre maison n’abrite aucun conflit violent et que personne ne s’est comporté de façon inhabituelle ces derniers temps.

Il fronça légèrement les sourcils et considéra Monk avec un mélange d’aversion et d’ironie amère.

— En outre, poursuivit-il, nous n’entretenons pas de relations personnelles avec nos domestiques, et encore moins le type de relations qui pourraient conduire à un tel acte. Tout ceci est absurde, mais il n’est pas dans mon intention d’entraver votre enquête.

— Je conviens qu’une querelle semble peu probable, répondit Monk en pesant ses mots, soucieux de préserver sa propre dignité et de montrer à Sir Basil la solidité de son hypothèse. Surtout au milieu de la nuit, quand toute la maisonnée dort. Mais il n’est pas impossible que Mrs. Haslett ait eu connaissance d’un secret, volontairement ou non, que quelqu’un tenait à protéger…

Cette éventualité avait le mérite d’être plausible tout en exemptant la victime de tout blâme. Monk vit son interlocuteur se détendre et une lueur d’espoir apparaître dans ses yeux. Sir Basil soupira.

— Pauvre Octavia, dit-il en laissant son regard glisser sur les tableaux de paysages accrochés au mur. Cela paraît possible, en effet. Je vous présente mes excuses. J’ai parlé sans réfléchir. Mieux vaut que vous poursuiviez votre enquête. Que souhaitez-vous faire pour commencer ?

L’inspecteur dissimula son étonnement. Il ne s’attendait pas à voir son interlocuteur faire amende honorable sans ciller. Sir Basil avait reconnu sa propre impatience et son manque de courtoisie avec une élégance dont Monk se sentait lui-même incapable. Le policier lui en sut gré et révisa à la hausse le jugement défavorable qu’il portait sur lui.

— J’aimerais d’abord m’entretenir avec tous les membres de la famille, monsieur. Certains ont peut-être remarqué quelque chose et, qui sait ? Mrs. Haslett s’est peut-être confiée à eux.

La bouche de Moidore se contracta en un tic nerveux. Monk ne put définir si c’était sous l’effet de la crainte ou de l’ironie.

— La famille ? Très bien.

Il se retourna pour aller tirer le cordon de sonnette. Le majordome apparut quelques instants plus tard et fut chargé de quérir Cyprian Moidore. Monk et Sir Basil attendirent la venue de ce dernier en silence.

Cyprian referma la porte derrière lui et leva les yeux vers son père. Monk fut frappé par la ressemblance entre les deux hommes : ils avaient la même forme de visage, les mêmes yeux sombres, presque noirs, la même bouche large à l’extraordinaire mobilité. Pourtant, leurs expressions étaient si différentes que la physionomie tout entière s’en ressentait. Basil semblait plus conscient de son autorité, plus prompt à exprimer ses sentiments. Cyprian était loin de posséder cette assurance, comme si jamais encore il n’avait eu l’occasion d’éprouver sa force et qu’il redoutât de ne pas se montrer à la hauteur. Monk se demanda si cet aspect clément de sa personnalité s’apparentait à une capacité de compassion ou s’il ne s’agissait pas simplement de prudence, face à une vulnérabilité dont il avait conscience.

— La police pense que personne n’a pénétré par effraction dans la maison pour assassiner Octavia, expliqua Sir Basil sans s’embarrasser de préambule.

Il avait parlé sans un regard pour son fils. Visiblement, il se souciait peu de savoir si la nouvelle affectait ce dernier et n’avait pas jugé utile d’indiquer comment l’inspecteur en était arrivé à cette conclusion.

— La seule solution possible, enchaîna-t-il, est que l’assassin habite la maison. Comme il ne peut évidemment s’agir d’un membre de la famille, il faut chercher du côté des domestiques. L’inspecteur Monk souhaiterait nous interroger tous pour savoir ce que nous avons pu remarquer de particulier… à supposer que nous ayons remarqué quelque chose.

Cyprian considéra fixement son père, puis se tourna vers Monk comme si ce dernier avait été un monstre venu d’une contrée lointaine.

— Je suis désolé, monsieur, déclara le policier, soucieux de pallier la brutalité de Sir Basil. Je sais à quel point cela doit vous être pénible, mais si vous pouviez m’indiquer ce que vous avez fait lundi et vous rappeler si Mrs. Haslett ne vous a pas dit quelque chose, en particulier si elle ne vous a pas confié des inquiétudes ou une chose qu’elle aurait découverte et qui aurait pu se révéler dangereuse pour une tierce personne…

Cyprian fronça les sourcils et la concentration vint remplacer la stupeur sur son visage. Il se retourna enfin vers son père.

— Vous pensez qu’Octavia a été tuée parce qu’elle aurait appris un secret sur…

Il n’acheva pas sa phrase et haussa les épaules.

— Mais quel secret ? Qu’aurait pu faire l’un de nos domestiques qui…

Il s’interrompit de nouveau. À son expression, il était clair qu’il venait de trouver une réponse à sa propre question, mais préférait la passer sous silence.

— Tavie ne m’a pas parlé, reprit-il. Mais il faut dire que je suis sorti toute la journée. J’ai écrit quelques lettres le matin et, vers onze heures, je suis allé à mon club, à Piccadilly, pour y déjeuner. J’ai passé l’après-midi en compagnie de Lord Ainslie, à parler essentiellement de bétail. Il possède un cheptel et j’envisageais d’en acquérir un moi aussi. Nous avons une grande propriété dans le Hertfordshire.

Monk eut l’impression fugace que Cyprian mentait, non sur l’entrevue elle-même, mais sur le thème de la conversation.

— Ce satané politicien owenien[1] ! lança Sir Basil avec humeur. À suivre des hommes comme lui, on se retrouverait tous à vivre dans des communautés, comme des animaux de ferme !

— Mais pas du tout, rétorqua Cyprian. Il estime seulement que…

— Vous étiez là pour le dîner, coupa Sir Basil avec impatience. N’avez-vous pas vu Octavia dans la soirée ?

— Seulement à table, répondit Cyprian d’un ton sec. Et vous vous en souvenez sans doute, Tavie n’a guère parlé… ni à moi ni à quiconque.

Sir Basil se détourna de la cheminée et s’adressa à Monk.

— Ma fille, expliqua-t-il, était de santé fragile. Je pense qu’au dîner de lundi elle ne se sentait pas très bien. Il est certain qu’elle est demeurée extrêmement silencieuse et qu’elle semblait chagrinée. Sur le moment, j’ai pensé qu’il s’agissait d’une de ses migraines, mais en y songeant à présent, je me demande si elle ne venait pas d’apprendre quelque abominable secret qui devait la tourmenter. Même si j’ai du mal à croire qu’elle ait pu imaginer les dangers que cette découverte comportait.

— Si seulement elle en avait parlé à quelqu’un ! s’exclama Cyprian avec une passion soudaine.

Il n’avait nul besoin de s’étendre sur le tumulte des sentiments qui l’animaient, sur les regrets et l’impression d’échec qu’il devait éprouver. Tout cela transparaissait dans sa voix et dans l’expression douloureuse de son visage.

Un coup frappé à la porte interrompit les trois hommes. Sir Basil releva la tête, visiblement contrarié par l’intrusion.

— Entrez ! tonna-t-il.

L’espace de quelques secondes, Monk se demanda qui était la nouvelle venue. En voyant l’expression de Cyprian, toutefois, il se souvint que la jeune femme était présente dans le petit salon lors de sa première visite, le jour du crime. C’était Romola Moidore. Elle semblait beaucoup moins pâle que la dernière fois, moins secouée. Dans son visage aux traits réguliers encadré d’une épaisse chevelure, ses yeux paraissaient démesurément grands. Le seul détail qui portait ombrage à sa grande beauté était une sorte de petite moue boudeuse qui contractait ses lèvres en permanence et laissait penser que cette femme n’était pas toujours de bonne composition. Elle posa un regard étonné sur le policier. De toute évidence, elle ne se souvenait pas de lui.

— L’inspecteur Monk, déclara Cyprian pour lui venir en aide. De la police, ajouta-t-il en constatant que le visage féminin ne s’éclairait pas.

Il lança un coup d’œil à Monk, qui décela dans son regard une intelligence brillante qu’il n’avait pas remarquée jusque-là. Cyprian invitait l’inspecteur à choisir la façon dont il allait aborder les choses. Sir Basil, cependant, prit la parole avant le policier, visiblement peu enclin à lui abandonner ses prérogatives.

— La personne qui a tué Octavia habite dans la maison, dit-il en fixant sa bru. Cela signifie qu’il s’agit d’un membre du personnel. La seule explication susceptible d’être retenue est que l’un des domestiques dissimule un secret si honteux qu’il a préféré commettre un meurtre plutôt que de le voir révélé. Soit Octavia connaissait ce secret, soit le meurtrier a pensé qu’elle le connaissait.

Romola se laissa tomber sur une chaise. La couleur avait déserté ses joues. Elle porta la main à sa bouche sans quitter Sir Basil des yeux. Pas un instant elle ne regarda son mari.

Cyprian se tourna lui aussi vers son père, qui lui rendit son regard avec une dureté que Monk interpréta comme de l’animosité. En cet instant, l’inspecteur eût aimé pouvoir penser à son propre père, mais sa mémoire demeurait obstinément obscure. Il ne percevait qu’une vague silhouette sombre, une impression de grande taille et un fugace souvenir d’odeur de sel et de tabac, ainsi que le contact d’une barbe et celui d’une peau plus douce qu’il n’y paraissait. Rien ne lui revenait de l’homme lui-même, de sa voix, de ses mots ni de ses traits. Monk ne possédait aucune idée précise de son père, hormis quelques remarques arrachées à sa sœur et un sourire qui lui venait aux lèvres malgré lui, comme à l’évocation de quelque chose de familier et de précieux.

Romola avait pris la parole d’une voix altérée par la peur. Elle fixait Monk, à présent.

— Ici, dans la maison ? articula-t-elle. L’un des domestiques ?

— Apparemment, il n’y a pas d’autre explication, répondit Cyprian. Tavie vous a-t-elle dit quelque chose ? Réfléchissez bien ! Ne vous a-t-elle pas parlé d’un domestique ?

— Non, répondit la jeune femme presque immédiatement. C’est horrible. Je suis malade rien que d’y penser…

Une ombre traversa le visage de Cyprian. L’espace d’un instant, il fut sur le point de parler, mais le regard de son père posé sur lui parut l’en dissuader.

— Octavia vous a-t-elle parlé en tête à tête ce jour-là ? insista Sir Basil.

— Non, non, protesta la jeune femme avec vivacité. J’ai passé la matinée à recevoir des gouvernantes pour les enfants. Aucune d’elles ne convenait. Je ne sais pas comment je vais faire.

— Voyez-en d’autres ! rétorqua Sir Basil d’un ton excédé. Si vous proposez un salaire convenable, vous finirez bien par en trouver une qui fasse l’affaire !

Elle gratifia son beau-père d’un regard chargé d’une antipathie qui, pour un témoin indifférent, pouvait passer pour de l’anxiété.

— Je suis restée ici toute la journée, reprit-elle en se tournant vers Monk. J’ai reçu des visites l’après-midi, mais Tavie, elle, est sortie. Je ne sais pas du tout où elle est allée. Elle n’a rien dit en rentrant. En fait, elle est passée près de moi dans le hall d’entrée comme si elle n’avait pas remarqué ma présence.

— Avait-elle l’air bouleversée ? interrogea Cyprian d’un ton pressant. Paraissait-elle avoir peur de quelque chose, ou ne pas être dans son état normal ?

— Oui, répondit Romola après une courte réflexion. Oui, elle n’avait pas l’air dans son assiette. J’ai pensé qu’elle avait dû passer un mauvais après-midi, que ses amies s’étaient montrées désagréables. Mais il s’agissait peut-être de quelque chose de plus grave, n’est-ce pas ?

— Qu’a-t-elle dit ? insista Cyprian.

— Rien. Je vous l’ai dit, elle n’a même pas semblé me voir. Je ne sais pas si vous vous souvenez, mais elle n’a pas été très loquace non plus au dîner et nous avons pensé qu’elle était souffrante.

Ils se tournèrent tous trois vers Monk comme s’ils attendaient de lui ses premières déductions.

— Peut-être s’est-elle confiée à sa sœur ? suggéra l’inspecteur.

— C’est peu probable, rétorqua Sir Basil avec une certaine brusquerie. Mais il est vrai que Minta a le sens de l’observation, ajouta-t-il avant de s’adresser à Romola. Merci, ma chère. Vous pouvez retourner vaquer à vos occupations. Et n’oubliez pas mes conseils. Auriez-vous l’obligeance de demander à Araminta de nous rejoindre ici ?

— Certainement, Beau-Papa, répondit-elle, docile, avant de quitter la pièce sans un regard pour Cyprian.

Contrairement à sa belle-sœur, Araminta Kellard n’était pas une femme que Monk aurait pu oublier. Avec sa flamboyante chevelure dorée, ses traits curieusement asymétriques et son corps mince et tendu, elle était unique en son genre. Lorsqu’elle pénétra dans la pièce, elle regarda tout d’abord son père, puis, ignorant Cyprian, dévisagea Monk avant de se retourner vers Sir Basil.

— Oui, Père ?

— Tavie vous aurait-elle parlé d’un fait particulièrement odieux ou bouleversant dont elle aurait eu connaissance récemment ? lui demanda Basil. Plus précisément la veille de sa mort ?

Araminta s’assit et se concentra quelques instants sans regarder quiconque.

— Non, déclara-t-elle enfin en levant sur Monk un regard serein. Rien de spécifique. Mais il est vrai qu’elle m’a semblé soucieuse, tourmentée par quelque chose qu’elle avait appris dans l’après-midi. Je suis navrée, mais je n’ai pas la moindre idée de ce que cela peut être. Pensez-vous que ce soit en rapport avec sa mort ?

Monk la considéra avec plus d’intérêt qu’il n’en avait témoigné à toute autre personne de la maison. La jeune femme possédait une intensité presque magnétique et, pourtant, elle était parfaitement calme. Ses mains fines reposaient sur ses genoux, poings serrés, mais aucune ombre ne passait dans son regard à l’intelligence très vive. Araminta ne cillait pas. Monk se demanda quelle blessure secrète elle tenait cachée au fond d’elle-même, quels sentiments elle s’interdisait d’exprimer. Et il songea qu’il aurait le plus grand mal, même s’il élaborait les questions les plus subtiles, à l’inciter à les dévoiler.

— C’est possible, Mrs. Kellard, répondit-il. Toutefois, si vous pensez à un autre motif qui aurait pu amener quelqu’un à lui vouloir du mal, n’hésitez pas à m’en faire part. Il ne s’agit pour le moment que de déductions. Nous ne possédons aucune preuve. Notre seule certitude, c’est que personne n’a pénétré dans la maison par effraction.

— D’où vous concluez que l’assassin se trouvait déjà ici, déclara-t-elle avec le plus grand calme. Qu’il vit dans cette maison.

— Cela semble indéniable.

— Si vous le dites.

— Quelle sorte de femme était votre sœur, Mrs. Kellard ? Était-elle curieuse ? S’intéressait-elle aux problèmes d’autrui ? Était-elle observatrice ? Avait-elle un don pour juger du caractère des gens ?

La jeune femme eut un sourire qui n’affecta qu’une moitié de son visage.

— Pas plus que la plupart des femmes, Mr. Monk, répondit-elle. En fait, je dirais même moins. Si elle a réellement découvert quelque chose, ce doit être plutôt par hasard, non au terme d’une enquête qu’elle aurait menée. Vous me demandez quelle sorte de femme était ma sœur. Je dirais qu’elle n’aimait pas faire les choses à moitié. Elle se laissait guider par ses sentiments et suivait son intuition sans se soucier de ce que cela pouvait lui coûter. C’était le genre de personne qui court à la catastrophe sans s’en rendre compte et sans comprendre ce qui s’es passé une fois que c’est arrivé.

Monk jeta un coup d’œil à Sir Basil. Ce dernier fixait sa fille et on lisait sur son visage une extrême concentration. Il ne manifestait ni émotion ni curiosité. Cyprian, en revanche, paraissait anéanti de douleur. Il semblait soudain découvrir avec horreur toute la signification de cette perte, prendre conscience de toutes les paroles qu’il ne pourrait plus prononcer, de toute l’affection qu’il ressentait pour sa sœur disparue et ne pourrait plus exprimer.

— Merci, Mrs. Kellard, dit Monk. Si quelque chose vous revient, je vous serais reconnaissant de m’en faire part. Qu’avez-vous fait lundi ?

— Je suis restée ici toute la matinée, répondit Araminta. L’après-midi, j’ai fait des visites, puis j’ai dîné en famille à la maison. J’ai parlé plusieurs fois à Octavia dans la soirée, mais je n’ai pas attaché d’importance particulière à nos propos. Cela semblait tout à fait trivial sur le moment.

— Merci, madame.

Araminta se leva, inclina très légèrement la tête en signe d’adieu, puis quitta la pièce sans regarder derrière elle.

— Souhaitez-vous voir Mr. Kellard ? interrogea Sir Basil, les sourcils levés.

Il y avait, dans sa façon de prononcer le nom de son gendre, un certain dédain qui incita Monk à répondre par l’affirmative.

— Oui, s’il vous plaît.

Sir Basil parut contrarié, mais ne protesta pas. Il sonna Phillips, qu’il chargea d’aller chercher Myles Kellard.

— Jamais Octavia ne se serait confiée à Myles, objecta Cyprian.

— Ah bon ? Pourquoi ?

Sir Basil afficha une nette désapprobation face à l’indélicatesse de la question. Il ne laissa pas à son fils le temps de répondre.

— Parce qu’ils ne s’aimaient guère, dit-il. Mais ils restaient courtois, bien entendu.

Il couvrit Monk d’un regard noir, s’interrogeant sans doute sur ce qu’un policier pouvait bien connaître des rapports entre gens du monde.

— À mon avis, reprit-il, la pauvre enfant n’a confié à personne ce qu’elle avait appris. Nous ne saurons jamais rien de sa terrible découverte.

— Et celui qui l’a tuée restera impuni ? s’indigna Cyprian. Ce serait monstrueux !

— Mais bien sûr que non ! s’emporta Sir Basil en se tournant vers son fils. Vous imaginez-vous que je continuerais à vivre dans cette maison aux côtés de quelqu’un qui a assassiné ma fille ? Cessez de dire des sottises, que diable ! Vous me connaissez assez pour savoir que je ne laisserai pas un tel crime impuni, il me semble !

Cyprian garda le silence. On eût dit qu’il venait de recevoir une gifle. Monk se sentit gêné malgré lui. C’était là une scène à laquelle il n’aurait pas dû assister ; les sentiments qui venaient de s’exprimer devant lui n’avaient rien à voir avec la mort d’Octavia Haslett. La malveillance qui caractérisait les relations entre ce père et ce fils ne tenait pas à un événement particulier, mais découlait sans doute de longues années de ressentiment et d’incapacité à communiquer.

— Si Monk échoue à découvrir le coupable, poursuivit Sir Basil en désignant le policier du menton, j’exigerai du préfet qu’il m’envoie un autre enquêteur.

Il s’était mis à arpenter la pièce de long en large entre la cheminée et le tapis central.

— Où diable est Myles ? enchaîna-t-il d’un ton excédé. Ce matin, au moins, il pourrait s’exécuter sans attendre quand je le fais demander, bon sang !

La porte s’ouvrit au même moment et Myles Kellard entra. Bien que grand et mince, l’homme était tout le contraire d’un Moidore. Ses cheveux, coiffés en arrière, étaient châtain clair et semés de mèches blondes. Il avait le visage fin, le nez aristocratique et la bouche charnue, sensuelle, mais peu souriante. Tout en lui évoquait l’insouciance et le libertinage.

Par politesse, Monk hésita à prendre la parole et Sir Basil le fit à sa place. Il entreprit de poser à Myles toutes les questions que l’inspecteur s’apprêtait à formuler, mais sans fournir la moindre explication préalable. Monk dut constater que le maître de maison avait vu juste : le beau-frère de la victime ne lui serait d’aucun secours. Il s’était levé tard et était sorti aussitôt pour aller déjeuner à l’extérieur, dans un lieu qu’il ne voulut pas mentionner, puis il avait passé l’après-midi à la banque dont il était directeur. Lui aussi avait dîné à la maison, mais il n’avait vu Octavia qu’au repas. Il n’avait rien remarqué d’anormal.

Lorsqu’il fut ressorti, Monk demanda à Basil si, en dehors de Lady Moidore, il restait des membres de la famille à rencontrer.

— Tante Fenella et oncle Septimus, répondit cette fois Cyprian sans laisser parler son père. Nous vous serions obligés de réduire votre entretien avec Mère au strict minimum. À vrai dire, mieux vaudrait que nous lui posions nous-mêmes les questions et que nous vous transmettions ses réponses, à supposer que celles-ci puissent vous être d’une quelconque utilité.

Sir Basil lança un regard glacial à son fils. Monk se demanda s’il lui en voulait d’avoir émis cette idée ou simplement de l’avoir fait le premier. L’inspecteur résolut d’accorder cette concession facile. Il trouverait bien, tôt ou tard, un moment pour rencontrer Lady Moidore, quand il aurait des questions précises à poser.

— Certainement, répondit-il. Mais peut-être pourrais-je rencontrer votre oncle et votre tante ? Il arrive souvent que l’on se confie à sa tante quand on n’a personne d’autre à qui parler.

Sir Basil poussa un soupir vaguement méprisant et se détourna vers la fenêtre.

— Non, répondit Cyprian en s’asseyant à demi sur le dossier d’une chaise recouverte de cuir patiné. Pas à tante Fenella. Mais ma tante est très observatrice… et très curieuse. Elle a peut-être remarqué quelque chose qui nous a échappé à tous… en espérant qu’elle ne l’ait pas encore oublié…

— Votre tante a la mémoire courte ? s’enquit Monk, étonné.

— Disons… fantaisiste, expliqua Cyprian avec un sourire en coin.

Il sonna le majordome. Lorsque celui-ci se présenta, ce fut Sir Basil qui lui ordonna d’aller chercher Mrs. Sandeman, puis Mr. Thirsk.

Fenella Sandeman ressemblait trait pour trait à son frère Basil. Comme lui, elle avait les yeux petits et sombres, le nez droit, la bouche large et mobile, mais son visage était plus étroit et les rides moins apparentes. Elle avait dû posséder dans sa jeunesse un charme exotique proche de la vraie beauté ; à présent, elle frappait surtout par son côté hors du commun. Elle devait avoir le même âge que Sir Basil, plus proche des soixante ans que de la cinquantaine, mais elle luttait de toute évidence contre les années avec tous les artifices possibles et imaginables. Monk n’en connaissait pas assez long sur les femmes pour concevoir en quoi pouvaient consister ces artifices, mais il ne doutait pas que Fenella y eût recours. L’artificialité de son visage était trop flagrante : ni la couleur de la peau ni la ligne des sourcils n’étaient naturelles, de même que sa chevelure, trop épaisse et trop noire.

Elle considéra Monk avec grand intérêt et refusa l’invitation de Sir Basil de prendre un siège.

— Enchantée, lança-t-elle d’une voix légèrement voilée aux accents charmeurs.

— Voyons, Fenella, il s’agit d’un policier, non d’une relation mondaine, fit Sir Basil avec brusquerie. Il enquête sur la mort d’Octavia. Il semble qu’elle ait été tuée par quelqu’un de la maison, sans doute par l’un des domestiques.

— Un domestique ? s’exclama Fenella en haussant les sourcils. Mon Dieu, c’est horrible !

Malgré cette exclamation, la nouvelle ne semblait pas l’alarmer le moins du monde. Monk en vint même à se demander si, au contraire, cette idée ne provoquait pas en elle une certaine exaltation. Sir Basil, apparemment, eut la même impression.

— Je t’en prie, ne fais pas l’enfant ! s’exclama-t-il d’un ton acerbe. Tu es ici parce qu’il semblerait qu’Octavia ait découvert un secret, peut-être par hasard, à cause duquel elle a été assassinée. L’inspecteur Monk se demandait si elle ne t’aurait rien confié de tel. T’a-t-elle dit quelque chose ?

— Oh, doux Jésus !

Elle ne jeta pas un regard à son frère. Ses yeux demeurèrent rivés sur Monk. Si l’hypothèse n’avait pas été socialement insensée, et la dame de vingt ans son aînée, l’inspecteur aurait pensé qu’elle cherchait à flirter avec lui.

— Je vais y réfléchir, dit-elle dans un souffle. Il est sûr que je ne puis me souvenir de tout ce qu’elle m’a dit ces derniers jours. Pauvre petite ! Sa vie ne fut qu’une longue tragédie. Perdre son mari à la guerre, juste après le mariage ! C’est affreux de songer qu’elle ait pu être assassinée à cause d’un misérable secret !

Elle frissonna et releva frileusement les épaules.

— Qu’est-ce que cela pourrait bien être ? interrogea-t-elle, les sourcils froncés, avant de relever la tête d’un air horrifié. Un enfant illégitime, peut-être ? Non… Mais si ! Une bonne pourrait perdre sa place si cela s’apprenait ! Mais vous croyez qu’une femme aurait pu la tuer ? Non, hein ? fit-elle en se rapprochant de Monk. Non, poursuivit-elle, de toute façon, aucune de nos domestiques n’a eu d’enfant : nous le saurions tous. Il est difficile de dissimuler ce genre de choses, n’est-ce pas ? Alors, c’est un crime passionnel… Oui, c’est ça ! Il existait une passion dévastatrice dont personne ne soupçonnait l’existence et Octavia a surpris les amants par hasard… et ils l’ont tuée pour cela. Pauvre enfant ! Que pouvons-nous faire, inspecteur ?

— Je vous en prie, soyez prudente Mrs. Sandeman ! répliqua Monk d’un ton sévère.

Il se demandait s’il devait réellement prendre au sérieux cette étrange femme, mais se sentait le devoir de la mettre en garde.

— Vous pourriez découvrir vous-même ce secret, poursuivit-il, ou amener l’assassin à penser que vous le connaissez. Mieux vaut que vous observiez en silence.

Fenella recula d’un pas et inspira profondément, le regard agrandi par l’excitation. Cette fois, Monk se demanda si, bien que la matinée ne fût guère avancée, son interlocutrice n’était pas légèrement éméchée.

La même pensée dut traverser l’esprit de Sir Basil. D’un geste négligent, il prit sa sœur par le bras et la reconduisit à la porte.

— Essaie d’y réfléchir, Fenella, dit-il. Et si quelque chose te revient, dis-le-moi. Je préviendrai Mr. Monk. À présent, va prendre ton petit déjeuner, ou bien écrire ton courrier, enfin… va où tu veux !

L’espace d’un instant, l’éclat et l’excitation quittèrent le visage de Fenella, qui dévisagea son frère avec un évident déplaisir. Puis ce sentiment s’éteignit aussi vite qu’il était venu et elle sembla se résoudre à quitter la pièce. Elle referma la porte derrière elle sans brutalité.

Sir Basil jeta un coup d’œil au policier comme pour déceler quel jugement celui-ci portait sur sa sœur. Monk afficha une expression polie et demeura de marbre.

La dernière personne à entrer arborait un indéniable air de famille avec Lady Moidore. L’homme avait les mêmes grands yeux bleus, et à en juger par sa peau claire, légèrement rosée, ses cheveux grisonnants avaient dû, en leur temps, avoir la même magnifique couleur blond-roux que ceux de sa sœur. Ses traits possédaient la même finesse, la même sensibilité, même si, de toute évidence, il était bien plus âgé qu’elle. En le voyant, on ne pouvait s’empêcher de constater que les années l’avaient maltraité. Un peu voûté, il affichait en permanence une sorte d’abattement, une tristesse sans doute due à d’innombrables petites défaites qui avaient imprimé en lui une douloureuse amertume.

— Septimus Thirsk, annonça-t-il dès son entrée avec un zeste de précision militaire. Que puis-je faire pour vous, monsieur ?

Bien qu’il vécût sous le toit de son beau-frère, il n’avait pas accordé un seul regard ni à ce dernier, ni à Cyprian, qui s’était replié dans l’embrasure de la fenêtre.

— Étiez-vous à la maison lundi, monsieur ? interrogea poliment le policier. La veille de la mort de Mrs. Haslett ?

— Je suis sorti toute la matinée, monsieur, et j’ai déjeuné dehors, répondit Septimus. Mais j’ai passé l’après-midi ici, dans mes quartiers. J’ai dîné à l’extérieur.

Une ombre d’inquiétude passa sur son visage.

— En quoi cela vous intéresse-t-il, monsieur ? Je n’ai ni vu ni entendu le moindre cambrioleur. Sinon, j’en aurais parlé.

— Mrs. Haslett a été assassinée par une personne qui se trouvait déjà dans la maison, oncle Septimus, expliqua Cyprian. Nous pensions que Tavie vous avait peut-être dit quelque chose qui pourrait nous mettre sur la voie. Nous posons la question à tout le monde.

— Dit quelque chose ? fit le vieil homme en fronçant les sourcils.

Sir Basil manifesta une certaine irritation.

— Pour l’amour du ciel, la question est simple ! Octavia a-t-elle dit ou fait quoi que ce soit qui puisse suggérer qu’elle avait découvert un secret déplaisant, susceptible d’amener quelqu’un à la craindre ? C’est vraiment très peu probable, mais il est nécessaire de se poser la question.

— Oui, répondit instantanément Septimus tandis que deux taches roses apparaissaient sur ses joues pâles. Lorsqu’elle est rentrée, en fin d’après-midi, elle m’a dit que tout un monde venait de se révéler à elle, un monde des plus hideux… Elle a dit qu’il lui restait juste une chose à découvrir pour avoir la preuve irrévocable qu’elle ne se trompait pas. Je lui ai demandé de quoi il s’agissait, mais elle a refusé de m’en dire davantage.

Monk considéra Sir Basil du coin de l’œil. Ce dernier paraissait abasourdi. Cyprian, quant à lui, demeura immobile, comme paralysé.

— Où s’était-elle rendue, Mr. Thirsk ? interrogea Monk avec calme. Vous avez dit qu’elle revenait du dehors.

— Je n’en ai aucune idée, répondit Septimus, tandis que le chagrin venait remplacer la colère dans ses yeux. Je lui ai posé la question, mais elle n’a pas voulu me répondre. Elle a simplement affirmé qu’un jour je comprendrais mieux que quiconque. Que c’était tout ce qu’elle pouvait me dire.

— Interrogez le cocher, suggéra Cyprian à Monk. Il doit savoir, lui !

— Elle n’a pas emprunté l’une de nos voitures, intervint Septimus, qui croisa aussitôt le regard courroucé de Sir Basil. Je veux dire, l’une de vos voitures, corrigea-t-il. Elle est partie à pied. Je présume qu’elle a dû se rendre à pied jusqu’à sa destination, ou alors trouver un cab un peu plus loin.

Cyprian étouffa un juron. Sir Basil, lui, semblait déconcerté, mais Monk vit ses épaules se détendre sous l’étoffe sombre du costume. Le regard fixe, il contemplait le paysage par la fenêtre. Il prit la parole, tournant toujours le dos à Monk.

— Il semble, inspecteur, que la pauvre enfant ait bel et bien appris quelque chose ce jour-là. Il ne vous reste plus qu’à découvrir quoi… et si vous n’y parvenez pas, à déduire d’une manière ou d’une autre qui a bien pu l’assassiner. Peut-être ne connaîtrons-nous jamais le véritable motif du meurtre, mais cela n’a pas vraiment l’importance.

Il se tut, absorbé dans ses pensées. Personne n’intervint.

— Si la famille peut vous aider en quoi que ce soit, poursuivit-il enfin, nous sommes bien sûr prêts à le faire. À présent, il est plus de midi et je ne vois pas très bien comment nous pourrions vous être encore utiles pour le moment. Vous et vos assistants avez toute latitude pour interroger les domestiques, sans toutefois importuner la famille. Je vais donner des instructions à Phillips à cet effet. Merci pour la courtoisie dont vous avez fait preuve jusqu’à présent. Je suis persuadé que nous n’aurons pas à nous plaindre de vous sur ce plan. Tenez-moi informé des progrès de votre enquête ou, si je ne suis pas là, faites-en part à mon fils. Je préférerais que vous laissiez mon épouse en dehors de tout cela.

— Oui, Sir Basil, répondit Monk avant de se tourner vers Cyprian. Merci pour votre aide, Mr. Moidore.

Le policier prit congé des trois hommes. Ce ne fut pas le majordome qui le guida vers la sortie, mais un valet de pied d’une beauté saisissante, dont l’expression frisait l’effronterie et reflétait une intelligence supérieure à la moyenne.

Monk croisa Lady Moidore dans l’entrée. Il s’apprêtait à se contenter d’un simple salut poli, mais la maîtresse de maison vint à sa rencontre et renvoya le valet d’un signe de la main.

— Bonjour, Lady Moidore.

Il était difficile de déterminer à quel point la pâleur du visage féminin était naturelle, tant elle s’accordait à la perfection avec la couleur remarquable des cheveux, mais les grands yeux et les mouvements nerveux qui l’animaient ne pouvaient tromper.

— Bonjour, Mr. Monk. Ma belle-sœur me dit que vous ne pensez pas que l’on ait pénétré chez nous par effraction. Est-ce exact ?

Monk songea qu’il ne lui épargnerait rien par un mensonge. Elle apprendrait tôt ou tard la vérité de la bouche d’un autre et s’il lui mentait, elle n’aurait plus confiance en lui à l’avenir. Cela ajouterait une confusion inutile à celles vraiment inévitables.

— Oui, madame. Je suis désolé.

Elle s’immobilisa. L’inspecteur eut l’impression qu’elle avait même cessé de respirer.

— Dans ce cas, c’est l’un de nous qui a tué Tavie, dit-elle enfin.

Elle avait exprimé cette vérité sans ciller, sans chercher à l’enrober dans un flot de paroles. C’était la première personne de la famille à ne pas affirmer qu’il ne pouvait s’agir que d’un domestique. Monk l’admira pour le courage dont elle faisait preuve.

— Avez-vous vu Mrs. Haslett après son retour cet après-midi-là, madame ? interrogea-t-il avec douceur.

— Oui. Pourquoi ?

— Il semble qu’elle ait appris quelque chose ce jour-là, quelque chose qui l’a profondément bouleversée. D’après Mr. Thirsk, elle entendait découvrir une preuve supplémentaire, déterminante. S’est-elle confiée à vous à ce sujet ?

— Non, répondit la dame dans un souffle, les yeux agrandis par la surprise. Non. Elle a été très silencieuse durant le dîner, et elle s’est montrée légèrement désagréable avec… avec Cyprian et son père. J’ai pensé qu’elle avait de nouveau la migraine. Vous savez, il arrive que l’on se montre déplaisant vis-à-vis de son entourage, surtout quand on vit sous le même toit… Elle est tout de même venue me souhaiter bonne nuit juste avant d’aller se coucher. Son déshabillé avait un accroc. Je lui ai proposé de le raccommoder… Elle n’a jamais été douée pour la couture…

Sa voix se brisa. Ce souvenir trop concret venait sans doute lui rappeler qu’elle avait perdu son enfant, lui faire prendre pleinement conscience de cette perte. La vie glissait soudain dans le passé. Monk répugnait à insister en un tel moment, mais il n’avait pas le choix.

— Que vous a-t-elle dit, madame ? Même un seul mot peut nous aider à comprendre.

— Rien d’autre que « bonne nuit ». Elle s’est montrée très douce, je me souviens que cela m’a frappée. Et elle m’a embrassée. On aurait pu croire qu’elle savait que nous n’allions plus nous revoir.

Elle porta ses mains fines devant son visage. Monk eut la nette impression que son émotion ne tenait pas tant au chagrin qu’à la pensée que le meurtrier appartenait à la famille. Il ne put s’empêcher d’admirer cette femme hors du commun pour sa franchise et se sentit frustré de ne pouvoir lui offrir un véritable réconfort. Son rang ne lui permettait d’exprimer qu’une courtoisie de bon aloi dénuée de toute spontanéité.

— Je vous présente mes très sincères condoléances, madame, déclara-t-il maladroitement. J’aurais préféré ne pas avoir à…

Il n’acheva pas sa phrase. Son interlocutrice avait compris sans qu’il eût besoin de se perdre en explications.

Elle laissa retomber les mains.

— Bien sûr, murmura-t-elle.

— Bonne journée, madame.

— Bonne journée, Mr. Monk. S’il vous plaît, Percival, veuillez raccompagner Monsieur.

Le valet de pied réapparut et, à la grande surprise de l’inspecteur, le fit sortir par la porte principale. Monk descendit les marches du perron et se retrouva dans Queen Anne Street. Il ressentait un mélange de pitié, d’excitation intellectuelle et d’implication croissante qui lui paraissait familier, mais qu’il était incapable d’associer à un souvenir précis. Il songea qu’il avait dû vivre ce type de situation des dizaines de fois : arriver sur les lieux d’un crime et faire peu à peu connaissance avec les gens, se familiariser avec leur mode de vie et leurs tragédies.

Combien d’individus avaient bien pu le marquer de cette façon, combien l’avaient touché assez pour influer sur sa personnalité, voire la transformer ? Qui avait-il pris en affection… ou en pitié ? Quels traits de caractère le mettaient en colère ?

Il fit le tour de la maison pour rejoindre la porte de service. Il avait envoyé Evan discuter avec les domestiques et organiser des fouilles pour retrouver l’arme du crime. Puisque le meurtrier se trouvait dans la maison et ne l’avait pas quittée cette nuit-là, l’arme devait y être aussi, pour peu qu’il n’ait pas eu l’occasion de s’en débarrasser entre-temps. Toutefois, les couteaux ne devaient pas manquer dans une cuisine de telles dimensions. Parmi eux, plusieurs servaient à découper la viande. Il suffisait à l’assassin d’essuyer celui qu’il avait utilisé et de le remettre à sa place. Même du sang découvert au niveau de la jointure de la lame ne signifierait pas grand-chose.

Evan venait à sa rencontre. On avait dû le prévenir du départ de son supérieur et il avait pris aussitôt congé lui aussi. Monk le regarda monter les marches d’un pas léger, la tête haute.

— Alors ?

— L’agent de police Lawley m’a prêté main-forte. Nous avons fouillé toute la maison, et en particulier les quartiers des domestiques, mais nous n’avons pas trouvé les bijoux manquants. Remarquez, nous ne nous faisions pas d’illusions…

Monk n’avait guère nourri d’espoir non plus. Pas un seul instant il n’avait cru que le crime eût le vol pour mobile. Les bijoux avaient sans doute disparu au fond du puisard et le vase d’argent avait dû être tout simplement égaré.

— Et le couteau ?

— La cuisine en est pleine, répondit Evan. Et certains ont l’air méchamment aiguisés ! La cuisinière dit qu’il ne lui en manque pas un seul. Si le gars a utilisé l’un d’eux, il l’a remis en place. On n’a rien trouvé d’autre. Croyez-vous vraiment qu’il s’agisse d’un domestique ? poursuivit-il, dubitatif. Et pour quel motif ? Une femme de chambre jalouse ? Un valet amoureux ?

— Plutôt un secret quelconque que la dame aurait découvert, marmonna Monk, avant de faire à son tour le compte rendu de ses découvertes.

 

Monk parvint à l’Old Bailey à trois heures et demie et il lui fallut une bonne demi-heure d’argumentation associée à force corruption et menaces voilées pour atteindre la salle d’audience. Le procès de Menard Grey touchait à sa fin. Rathbone prononçait sa plaidoirie. Monk trouva son discours moins exalté qu’il ne l’aurait cru venant d’un homme qu’il jugeait exhibitionniste, vain, pédant et surtout comédien. Rathbone parlait avec calme, employant des termes précis et suivant un raisonnement logique. Il ne cherchait pas à éblouir les jurés, ni à les prendre par les sentiments. Monk se demanda si l’avocat avait cessé de croire en la victoire ou si, au contraire, il estimait qu’il n’existait qu’un verdict possible dans cette affaire et que c’était seulement la compassion du juge qu’il faudrait solliciter.

La victime avait été un gentleman de la haute société, issu d’une famille d’aristocrates. Menard Grey, quant à lui, était de rang équivalent. Il s’était longtemps débattu contre une terrible injustice dont il fallait payer le prix en permanence et qui, s’il n’était pas passé à l’action, aurait affecté de plus en plus d’innocents.

En observant leurs visages, Monk comprit que les jurés étaient prêts à opter pour la clémence. Malheureusement, leur compassion ne suffirait peut-être pas.

Il se surprit à chercher Hester Latterly des yeux. Elle avait dit qu’elle viendrait. Le policier ne pouvait songer à l’affaire Grey sans que le visage de la jeune femme vînt s’imposer à lui.

Callandra Daviot, elle, était présente. Il la vit, assise au premier rang derrière les avocats, aux côtés de Fabia Grey, sa belle-sœur, et de Lady Shelburne, la douairière. Lovel Grey était près de sa mère, à l’extrémité du rang, pâle, maître de lui-même, observant sans la moindre gêne son frère dans le box des accusés. La tragédie semblait l’avoir consolidé, lui avoir donné une confiance en ses propres convictions qui lui faisait défaut auparavant. Il ne se trouvait qu’à quelques centimètres de sa mère, mais un gouffre les séparait. Pas une fois il ne regarda dans sa direction.

Fabia était d’une immobilité parfaite. Pâle, froide et implacable, elle paraissait détruite par la désillusion. Seule la haine l’habitait désormais. Son visage délicat, autrefois si beau, était durci par la violence de ses sentiments et les rides qui entouraient ses lèvres avaient quelque chose de hideux. Si cette femme n’avait pas détruit tant d’êtres humains avec ses rêves, Monk l’aurait sans doute prise en pitié, mais, à présent, elle ne lui inspirait qu’une intense répulsion. Elle avait perdu le fils qu’elle idolâtrait, mort dans des conditions atroces. Depuis cette disparition, la vie n’avait plus d’attrait pour elle, plus de faste. C’était Joscelin qui la faisait rire, qui la flattait, lui répétait qu’elle était belle, pleine de charme et de gaieté. Lorsqu’il avait dû s’embarquer pour la Crimée, la séparation avait déjà été douloureuse, tout comme son retour de la guerre avec sa blessure. Mais lorsqu’il avait été frappé à mort dans son appartement de Mecklenburgh Square, elle ne l’avait pas supporté. Ni Lovel ni Menard ne pouvaient prendre la place de ce fils et elle ne les avait pas laissés essayer. Elle n’avait accepté d’eux ni l’amour ni la chaleur qu’ils étaient prêts à lui offrir.

Lorsque Monk avait élucidé le meurtre sans chercher à prendre des gants, elle s’était effondrée. C’était là quelque chose que jamais elle ne voudrait pardonner.

Rosamond, l’épouse de Lovel, était assise à la gauche de sa belle-mère, grave et solitaire.

Rathbone se tut et se rassit, laissant au juge le soin de prononcer un bref résumé de l’affaire. Puis le jury se retira pour délibérer. Le public demeura assis. Personne ne voulait risquer de perdre sa place et de manquer le dénouement du drame.

Monk se demanda combien de fois déjà il avait assisté au procès d’un homme qu’il avait lui-même arrêté. Dans les comptes rendus de ses précédentes enquêtes, qu’il avait lus avec soin, les notes s’arrêtaient avec l’arrestation du coupable. À travers tous ces dossiers, il avait découvert un homme prudent, qui ne laissait aucun détail au hasard, un intuitif qui pouvait, à partir d’une pièce à conviction très banale, élaborer des raisonnements complexes et en déduire des mobiles et des opportunités insoupçonnables, tandis que ses collègues cheminaient à grand-peine à bonne distance derrière lui. Ces pages lui avaient également dévoilé une ambition forcenée, une carrière construite pierre à pierre par un travail consciencieux et acharné, par des heures passées à manipuler se proches de façon à se retrouver en bonne place au moment voulu et à saisir l’avantage sur des collègues moins habiles. Il commettait rarement des erreurs et ne pardonnait pas la faute chez les autres. Il ne manquait pas d’admirateurs, mais en dehors d’Evan, personne ne semblait l’apprécier. En considérant l’homme qui émergeait de ces pages, Monk n’en avait pas été surpris. Celui qu’il était ne lui plaisait pas.

Il demeura ainsi une quinzaine de minutes, ressassant le peu qu’il savait de lui-même. En dehors de sa carrière professionnelle, il n’avait rien retrouvé. Ni lettre, ni journal intime qui pût avoir un sens.

On annonça soudain le retour des jurés. Lorsque ces derniers entrèrent, l’anxiété se lisait sur leurs visages. Le brouhaha cessa net.

Le juge demanda au président du jury s’ils étaient parvenus à un verdict et la réponse fut positive. Puis il s’enquit de la nature de ce verdict.

— Coupable, répondit l’homme. Toutefois, nous plaidons pour la clémence, monsieur le juge. Nous vous demandons de faire preuve de toute l’indulgence à laquelle la loi vous autorise.

Monk se figea, attentif. Une fois de plus, il se demanda si Hester se trouvait dans la salle. Était-elle aussi tendue que lui en cet instant ?

Menard Grey se tenait debout désormais. Malgré toute la foule qui l’entourait, il paraissait totalement seul. Chaque individu présent dans l’immense salle était là pour assister à son jugement, pour tout connaître de sa vie… et peut-être apprendre l’heure de sa mort. Près de lui, Rathbone, plus mince et plus petit, lui posa la main sur le bras en un geste apaisant, ou peut-être simplement pour lui faire sentir qu’il se tenait à ses côtés.

— Menard Grey, commença le juge avec une infinie lenteur. Vous avez été déclaré coupable de meurtre par cette cour. Vous avez eu la sagesse de ne pas plaider non coupable. Cela sera mis à votre crédit. Votre avocat nous en a dit long sur les provocations dont vous avez été l’objet et sur la détresse émotionnelle dont vous avez souffert entre les mains de la victime. Certes, cette cour ne peut considérer tout cela comme des excuses. Si chaque individu qui se sent exploité avait recours à la violence, c’en serait fait de notre civilisation.

Un murmure mécontent parcourut l’assistance. Le public s’autorisait soudain à manifester sa désapprobation.

— Toutefois, poursuivit le juge avec une certaine brusquerie, un immense tort vous a été fait et vous avez cherché un moyen d’y remédier sans parvenir à le trouver dans les limites de la loi. Vous avez commis ce crime pour empêcher que d’autres innocents n’aient à souffrir. Tout cela a été pris en compte lorsque nous avons considéré la sentence. Vous vous êtes fourvoyé, mais à mes yeux, vous n’êtes pas un mauvais homme. Je vous condamne à l’exil en Australie, où vous demeurerez durant une période de vingt-cinq ans dans la colonie de Sa Majesté, en Australie-Occidentale.

Il saisit son marteau pour signifier la fin du procès, mais le claquement se perdit dans les exclamations de la foule, qui s’était levée et manifestait sa joie. Déjà, les reporters se précipitaient vers l’entrée pour aller porter à leurs rédactions respectives leur compte rendu du procès.

Monk aperçut soudain Hester tout au fond de la salle. Elle avait les yeux brillants. La fatigue de son visage, encore accentuée par son chignon sévère et l’étoffe bon marché de ses vêtements, était balayée par son expression triomphale et le soulagement intense qu’elle affichait. En cet instant, Monk la trouva presque belle. Leurs yeux se rencontrèrent et ils partagèrent un court instant leur euphorie. Puis la foule entraîna la jeune femme, qui disparut.

Monk regarda Fabia Grey gagner la sortie, très raide. La haine donnait à son visage livide un aspect lugubre. Elle avançait seule, refusant l’aide de sa bru. Son fils aîné, le dernier qui lui restât, marchait derrière elle, la tête haute, avec, sur les lèvres, l’esquisse d’un très léger sourire.

Monk chercha Callandra Daviot des yeux. Elle devait être auprès de Rathbone. C’était elle, et non la famille de Menard, qui avait employé l’avocat et se chargerait de le rétribuer.

Il ne voyait pas Rathbone de la place qu’il occupait, mais imaginait sans peine son expression triomphale. Malgré l’intensité avec laquelle il avait espéré ce dénouement, le succès de l’avocat le contrariait, tant lui déplaisait la suffisance de cet homme.

Il rentra directement au poste de police, conscient qu’il avait trop tardé à rapporter les progrès de son enquête à son supérieur.

Runcorn posa un regard désapprobateur sur la très élégante veste de Monk et son visage vira au rouge violacé. Il paraissait excédé.

— Voilà deux jours que j’attends votre rapport ! s’écria-t-il d’emblée. Je veux bien croire que vous travaillez, mais j’exige d’être tenu informé de ce que vous avez appris… à supposer que vous ayez appris quelque chose ! Vous avez lu les journaux ? Sir Basil Moidore est un homme extrêmement influent ! Vous n’avez pas l’air de bien comprendre à qui nous avons affaire. Il a des amis très haut placés : des ministres, des ambassadeurs, même des princes !

— Il a également des ennemis sous son propre toit, rétorqua Monk avec une irrévérence un peu trop flagrante.

Il savait que l’enquête s’annonçait à la fois délicate et déplaisante et que Runcorn aurait du mal à la supporter. Ce dernier répugnait à offenser ce qui représentait l’autorité et tous ceux qui tenaient un rang social important. De toute évidence, le ministère de l’Intérieur exigerait des résultats rapides, d’autant que l’opinion publique prenait déjà l’affaire à cœur. Parallèlement, Runcorn serait malade à l’idée de risquer de froisser Moidore. Monk se retrouverait donc pris entre deux feux et son supérieur ne serait que trop content, dans la mesure où l’absence de résultats lui en donnerait l’opportunité, de couper court à ses ambitions en rendant public son échec.

Monk imaginait tout cela sans peine et l’idée qu’il ne pouvait rien y faire le mettait en fureur.

— Je ne suis pas d’humeur à jouer aux devinettes, grommela Runcorn. Si vous n’avez rien découvert et que l’affaire vous paraît trop compliquée, dites-le. Je mettrai quelqu’un d’autre dessus.

Monk sourit.

— C’est une excellente idée, monsieur, lança-t-il, amusé. Merci.

— Ne soyez pas impertinent !

Runcorn était visiblement pris au dépourvu : ces mots étaient les derniers auxquels il s’attendait.

— Si vous me donnez votre démission, faites-le dans les formes, mon gars, pas à la légère comme ça ! Voulez-vous vraiment démissionner ?

L’espoir qui illuminait son regard tandis qu’il prononçait ses paroles fut de courte durée.

— Non, monsieur, répondit Monk d’une voix qu’il aurait voulue plus soumise. J’ai cru que vous proposiez de me remplacer sur l’affaire Moidore.

— Je n’en ai nullement l’intention, pourquoi ? Vous ne vous sentez pas à la hauteur ? Vous avez toujours été le meilleur enquêteur de notre équipe… c’est du moins ce que vous-même ne cessiez de clamer ! Mais, ajouta-t-il d’une voix où perçait le contentement, vous avez perdu de votre superbe depuis votre accident ! Vous ne vous en êtes pas mal tiré dans l’affaire Grey, mais il vous a fallu du temps ! J’imagine que Grey va être pendu…

Il leva sur Monk un œil satisfait. Il n’ignorait rien de la sympathie que Menard Grey inspirait à l’inspecteur.

— Non, rétorqua ce dernier. Le verdict a été prononcé cet après-midi. Vingt-cinq années d’exil. Il va pouvoir mener une vie tout à fait correcte en Australie.

— À condition qu’il ne soit pas emporté par une mauvaise fièvre. Ou tué dans une émeute… ou victime de la famine.

— La même chose peut arriver à Londres, fit remarquer Monk, impassible.

— Eh bien, ne restez pas là comme un abruti ! s’emporta Runcorn en retournant s’asseoir à son bureau. Qu’est-ce que vous craignez dans l’affaire Moidore ? Doutez-vous de vos compétences ?

— L’assassin était dans la maison, répondit Monk.

— Evidemment qu’il était dans la maison ! s’écria l’autre en le fixant droit dans les yeux. Qu’est-ce qui vous prend, Monk ? Elle a été tuée dans sa chambre. Quelqu’un est entré par effraction. On ne vous a jamais dit qu’elle avait été poignardée en pleine rue !

Monk réprima un sourire, savourant à l’avance le coup qu’il s’apprêtait à porter.

— Il était question d’un cambrioleur entré par effraction, commença-t-il en prononçant soigneusement chaque syllabe comme s’il s’adressait à un simple d’esprit. Pour ma part, j’affirme que personne ne s’est introduit par effraction, et que celui ou celle qui a tué la fille de Sir Basil se trouvait déjà dans la maison… et s’y trouve encore. La bienséance nous amènerait à soupçonner un domestique, mais le bon sens nous porte à croire qu’il s’agit plutôt d’un membre de la famille.

Frappé d’horreur, Runcorn ne répondit pas tout de suite. Son long visage était devenu livide et il continuait de dévisager son interlocuteur comme si les implications s’imposaient une à une à son esprit.

— C’est ridicule, articula-t-il enfin d’une voix brisée. Qu’est-ce qui vous arrive, Monk ? Nourrissez-vous une haine personnelle à l’égard des aristocrates pour vous complaire à les accuser des plus monstrueux méfaits ? L’affaire Grey ne vous a-t-elle pas suffi ? Avez-vous perdu la raison ?

— Les preuves que nous avons sont irrécusables, monsieur, répondit Monk.

Le plaisir qu’il éprouvait en cet instant ne tenait toutefois qu’à l’horreur qu’il lisait dans l’expression de son supérieur. À vrai dire, il eût mille fois préféré avoir à rechercher un cambrioleur issu des bas-fonds, malgré toutes les difficultés que comportait ce type d’enquêtes. Se perdre dans le labyrinthe des quartiers misérables, pénétrer dans les pires taudis de la capitale et explorer des ruelles où la police elle-même ne se risquait pas lui semblait préférable à la perspective d’avoir à mettre en accusation un membre d’une famille comme celle des Moidore.

Runcorn ouvrit la bouche et la referma.

— Oui, monsieur ? s’enquit Monk.

Une série de sentiments se succédèrent sur le visage de son supérieur. L’inspecteur lut d’abord la terreur face aux répercussions politiques qui ne manqueraient pas si Monk se mettait à offenser certaines personnes, et surtout s’il tenait des accusations sans disposer de preuves irréfutables. Puis une lueur d’espoir s’alluma dans le regard de Runcorn, sans doute à l’idée qu’un simple faux pas pouvait précipiter un désastre et entraîner la perte de Monk, qui cesserait dès lors de représenter une menace.

— Sortez, lança Runcorn entre ses dents. Et que le ciel vous aide si vous faites fausse route dans cette affaire. Car vous pouvez être certain que, pour ma part, je ne lèverai pas le petit doigt.

— Je n’ai jamais rien espéré de tel, monsieur, rétorqua Monk, moqueur, avant de tourner les talons.

Il quitta le poste de police et prit le chemin de son logement. Décidément, songea-t-il, il n’y avait rien à espérer de Runcorn. Ce fut seulement lorsqu’il atteignit Grafton Street qu’il se prit à se demander quel genre d’homme était son supérieur à son arrivée dans le service. Était-il le même à l’époque où Monk ne venait pas encore le menacer avec sa soif d’avancement, sa rapidité d’esprit et son sens de la repartie ? L’idée qu’il avait peut-être transformé cet individu lui parut déplaisante et le sentiment de supériorité qu’il éprouvait perdit de son piquant. Plus il y pensait, plus il lui semblait évident que son attitude avait contribué à modifier la personnalité de Runcorn. Même si ce dernier avait toujours été faible, vain et peu compétent, Monk portait une part de responsabilité dans la dégradation de son caractère. Plus un homme possédait de défauts, plus il était mesquin de profiter de la situation pour le détruire. Si les plus forts se montraient irresponsables et égoïstes, que pouvaient espérer les plus faibles ?

Monk se coucha tôt et demeura longtemps allongé, les yeux grands ouverts, torturé par un intense dégoût de lui-même.

 

La moitié de l’aristocratie londonienne assista aux obsèques d’Octavia Haslett. Les voitures stationnaient sur Langham Place, bloquant la circulation. Les chevaux à la robe sombre agitaient les longues plumes noires qui ornaient leur tête et les harnais polis brillaient comme des miroirs, mais ne rendaient pas le moindre son sous le crêpe noir. Les cochers et les valets de pied avaient revêtu leur livrée pour l’occasion. Une personne ambitieuse aurait sans doute reconnu les armoiries de nombreuse familles nobles venues des quatre coins de l’Angleterre, mais aussi de France et de plusieurs États allemands. Les personnalités qui formaient le cortège portaient des vêtements noirs d’une parfaite élégance et résolument à la mode : les jupes à cerceaux avaient une ampleur considérable, les chapeaux arboraient force rubans, les hauts-de-forme miroitaient sous le soleil et les bottes luisaient.

Tout était étudié pour respecter le silence : on avait enveloppé les sabots des chevaux et huilé les essieux des roues, et chacun parlait à voix basse. Les quelques passants qui traversaient la place ralentissaient l’allure et baissaient respectueusement la tête.

De la position qu’il occupait sur les marches de All Saints Church, Monk vit arriver toute la famille. Sir Basil Moidore se présenta le premier, accompagné d’Araminta, la fille qui lui restait. Le voile noir que portait la jeune femme ne parvenait pas à dissimuler l’éclatante blondeur de sa chevelure, ni la pâleur de son visage. Ensemble, ils gravirent les marches de l’église. Araminta agrippait le bras de son père, mais elle semblait soutenir ce dernier autant qu’il la soutenait.

Puis vint Beatrice Moidore au bras de Cyprian. Elle marchait avec dignité, mais arborait un voile très épais qui ne laissait rien deviner de son expression. À deux reprises, elle trébucha et son fils la retint d’une main ferme, mais douce, tout en lui murmurant quelques mots à l’oreille.

Non loin derrière eux, arrivés par leur propre voiture, Myles Kellard et Romola Moidore avançaient côte à côte, mais sans paraître s’offrir l’un à l’autre davantage qu’une compagnie obligée. À la façon dont elle se déplaçait, on eût dit Romola épuisée : elle marchait d’un pas lourd, les épaules légèrement voûtées. Elle aussi portait un voile destiné à soustraire son visage aux regards. À sa droite, Myles Kellard affichait un air sombre, mais peut-être n’éprouvait-il rien d’autre qu’un profond ennui. Il gravit l’escalier avec lenteur, l’air presque absent. Ce ne fut qu’une fois parvenu au sommet des marches qu’il offrit le bras à son épouse, à l’évidence plus par courtoisie que pour la soutenir.

Enfin, Fenella Sandeman fit son apparition dans une extravagante tenue noire, affublée d’un chapeau orné de fanfreluches trop nombreuses pour convenir à un deuil, mais indubitablement ravissantes. Ses vêtements cintrés lui conféraient une certaine fragilité, à tel point qu’à distance, elle ressemblait à une très jeune fille. Ce fut seulement lorsqu’elle passa près de lui que Monk reconnut les cheveux bien trop noirs et la peau légèrement fanée. Il se demanda s’il fallait plaindre cette femme pour son ridicule ou admirer l’assurance qu’elle affichait.

Septimus Thirsk la suivait à courte distance, lui lançant de temps à autre une remarque murmurée. La lumière grise de ce début d’après-midi accentuait l’abattement de son visage.

Monk ne rentra pas tout de suite dans l’église, mais demeura immobile pour regarder passer les invités respectueux, affligés ou envieux. Il capta des bribes de conversations, des paroles de pitié, mais surtout d’indignation. Où allait le monde ? se demandait-on. Que faisait la si fameuse police londonienne pendant que se commettaient de telles atrocités ? À quoi bon la rétribuer si des personnalités telles que les Moidore pouvaient être assassinées dans leur propre lit ? Il fallait se plaindre au ministre de l’Intérieur et exiger que l’on remédiât à cette situation au plus vite !

Monk imaginait sans peine les protestations, les craintes et les excuses qui seraient exprimées au cours des jours, voire des semaines à venir. Whitehall serait assailli de mécontents. On proposerait des explications, on opposerait des refus polis, puis, dès que tout ce beau monde aurait tourné les talons, on convoquerait Runcorn pour lui réclamer des comptes avec une autorité glaciale qui dissimulerait l’état de panique ambiant.

Alors, fou d’humiliation et d’inquiétude, Runcorn laisserait éclater sa colère. Il détestait les échecs et n’aurait pas la moindre idée de l’attitude à adopter. Voilà pourquoi il en arriverait fatalement à transmettre ses angoisses, maquillées en colère très officielle, à Monk.

Sir Basil Moidore se trouverait à l’origine de cet enchaînement, mais aussi en fin de boucle, lorsque Monk retournerait dans la belle demeure de Queen Anne Street pour balayer toutes les certitudes et remettre en cause le confort d’une vie sans histoires.

Un petit crieur de journaux passa au bas des marches tandis que Monk se dirigeait vers le portail de l’église.

— Terrible meurtre ! hurla-t-il sans se soucier de troubler le silence. La police est impuissante ! Lisez nos articles pour tout savoir de ce crime odieux !

La cérémonie fut des plus traditionnelles. Des voix sonores entonnèrent les paroles bien connues des chants funèbres, reprises en écho par les notes puissantes et graves de l’orgue. Puis les gens gagnèrent les allées pour ressortir. Dans le silence, seuls s’élevaient le grincement des bottes et le frou-frou des étoffes.

Monk attendit à l’arrière tandis que le cortège se reformait derrière le cercueil, puis il suivit la procession jusqu’au cimetière.